Par Bertrand Masson, Co-Fondateur et Directeur Stratégie de Moskitos
La France doit faire face à un nouveau paradoxe : en pleine période d’effervescence des start-ups technologiques, soutenues par des investissements massifs, les grands groupes français peinent à prendre des risques en adoptant eux-mêmes les nouvelles solutions proposées par ces jeunes entreprises innovantes. Une question de génération ? Peut-être, mais surtout de confiance.
« France is back ! » claironne notre jeune et dynamique Président de la République et il a bien raison : de nombreux indicateurs économiques sont au vert et il est grand temps de redonner de l’assurance à un peuple français qui a souvent tendance à voir le verre à moitié vide. Le nombre de start-ups a explosé ces dernières années et les investissements affluent avec plus de 3 milliards de dollars de levées de fond en 2017. Même si elle ne peut rivaliser avec les Etats-Unis et la Chine sur ce point, la France s’est bien positionnée sur l’échiquier européen et il faut y voir un espoir de bonnes perspectives à venir.
Mais ne perdons pas de vue qu’aussi belles vitrines soit-elles, les start-ups se nourrissent en partie d’une bulle spéculative et qu’elles ne sauraient être représentatives de la situation globale et concrète des entreprises françaises. La French Tech qui se bouscule au CES de Las Vegas pour jouer un remake du concours Lépine est parfaite pour la médiatisation internationale de notre innovation renaissante. Mais elle ne reflète pas pour autant les réalités du business tel qu’il se vit tous les jours sur le terrain, en particulier dans les secteurs B2B (business entre entreprises).
Une économie interconnectée où chacun a son rôle à jouer
Paradoxalement, la France bouillonne de nouvelles idées et d’applications technologiques à fort potentiel, créées par des entrepreneurs à l’image revalorisée au sein de la société, mais les entreprises plus traditionnelles ont des difficultés à les intégrer dans leur organisation. Or, si une jeune entreprise a besoin de financement pour naître et développer son offre, ce qu’elle arrive de mieux en mieux à obtenir en France, elle a surtout besoin de la vendre à des clients si elle veut justifier et pérenniser son existence. C’est là que les grandes entreprises françaises et les ETI ont leur rôle à jouer : c’est en achetant les solutions des innovateurs tricolores qu’elles renforceront le tissu économique de notre pays, tout en accélérant leur propre transformation numérique.
C’est certain, faire confiance à une jeune entreprise comporte une part de risque. Composante qui ne fait pas partie de l’ADN de nombreux grands groupes, paralysés par la peur de l’échec, que l’on aime tant cultiver en France. Dans la grande période de transition que nous vivons actuellement, le message d’alerte « innover ou mourir », pourtant répété tel un mantra, ne semble pas arriver jusqu’aux oreilles des plus frileux. Le cercle vicieux de la non-innovation gangrène ainsi des pans entiers de secteurs économiques, qui n’évoluent pas comme ils le devraient, mais en plus de cela freinent l’élan des jeunes pousses aux solutions parfois mieux reconnues à l’étranger.
L’innovation est par essence un risque
Bien sûr, certaines grandes entreprises font figure de bons élèves de l’innovation, tels un L’Oréal ou un AXA, mais combien d’autres derrière se contentent d’appliquer un joli vernis de digital sur leur fondation branlante qui auraient plutôt besoin d’une vraie transformation en profondeur ? Car de l’innovation technologique dépendent aussi les changements organisationnels nécessaires et demandés par la nouvelle génération de collaborateurs. Ce sont bien souvent eux qui se substituent au devoir des dirigeants en apportant de nouveaux outils au bureau afin de gagner en efficacité, au risque de développer un Shadow IT mettant en péril la cybersécurité de l’entreprise.
De grands groupes préfèrent investir dans des incubateurs/accélérateurs de start-ups, afin de « ne pas rater le train du digital », sans prendre l’initiative de se transformer suffisamment eux-mêmes. On voit aussi de grands éditeurs de logiciel ou des ESN qui n’utilisent même pas à leur propre compte les solutions innovantes qu’ils proposent à leur clients, laissant les autres prendre des risques à leur place. Mais la véritable innovation, c’est justement savoir prendre des risques, et non pas suivre ce que tout le monde fait déjà. L’Histoire l’a prouvé à maintes reprises, avec d’un côté des Ford, Ikea ou Apple et de l’autre des Kodak ou Nokia, que ce ne sont pas ceux qui restent immobiles qui sont récompensés.
Croire au potentiel des Français
On évoque souvent les Français comme un peuple qui voue une grande passion pour l’auto-critique, traduisant un caractère sain et mature et qui s’explique sans doute historiquement, mais cela l’a trop longtemps empoisonné dans sa confiance en lui. Heureusement, la nouvelle génération (Y) d’entrepreneurs semble s’être débarrassée de cet héritage encombrant et la fierté d’être Français est aujourd’hui de retour.
Mais il reste encore du chemin à parcourir dans la confiance en notre industrie technologique, encore bien trop « US Centric ». Un fleuron de la tech B2B française comme Criteo n’a-t-il pas été « obligé » de s’installer aux Etats-Unis pour passer à la vitesse supérieure ? Sans parler des Français qui décident de créer directement leur start-up aux USA comme Scality ou Datadog.
Lorsque le respecté cabinet d’analyse américain Gartner explique à nos entreprises que leur seul défaut est d’être française, cela n’aide pas à se défaire d’un complexe d’infériorité qui va déteindre sur les directeurs d’achats des grands groupes français. Par manque de compréhension de la technologie et peur du risque, ceux-ci vont souvent privilégier une jeune entreprise étrangère, ou plus sûrement un gros éditeur moins innovant, faisant ainsi le choix de l’entre-soi confortable.
Se positionner tôt et être patient, comme pour tout investissement
Le problème des entreprises technologiques en B2B est d’être comparées au modèle B2C (business direct au consommateur) avec lequel on se rend compte rapidement si un produit ou un service a du potentiel. Dans le B2B, entre 5 et 10 ans en moyenne sont nécessaires pour qu’une solution arrive à maturité, que les premiers clients aient été convaincus et que l’on puisse passer à une phase d’industrialisation. Aucun retour sur investissement ne peut être espéré avant 3 ans. Il est donc essentiel pour la survie de ces jeunes entreprises expertes en Big Data, en réseaux, en Intelligence Artificielle ou en Blockchain que les grands groupes leur fassent confiance tôt dans ce cycle, leur laissent leur chance et du temps pour mûrir leur offre et la faire évoluer au gré de leurs besoins.
C’est en acceptant qu’une solution encore jeune ne soit pas parfaite dès le départ que les entreprises participeront à sa croissance. Par ailleurs, en se positionnant rapidement dessus, elles seront également les premières à en tirer les fruits et à prendre de l’avance sur leurs concurrentes. Et il ne faut pas non plus se leurrer : choisir d’acheter la solution d’un grand acteur plutôt que celle d’un petit comporte aussi sa part de risque. On n’est jamais à l’abri que le produit d’un éditeur de renom soit stoppé, ce qui engendrera alors des coûts élevés.
Créer un tiers de confiance pour soutenir l’innovation
Ce qu’il manque finalement à notre marché français de la tech B2B, c’est un organisme réellement indépendant, gouvernementale ou non, qu’il s’agisse de Business France, de France Digitale ou d’un autre, qui serait en mesure de juger de la maturité et de la viabilité des solutions technologiques françaises. Une sorte de label « French Tech B2B » de confiance, établi selon des critères objectifs (les étapes franchies avec succès, solidité des fondateurs, prix internationaux, partenaires, investisseurs…), à même de faire le tri et donc de rassurer les acheteurs potentiels.
Si ce type de projet demande du temps pour être mis en place, le Secrétariat d’Etat au Numérique devrait à minima concevoir rapidement une méthodologie sur l’analyse du risque, afin de soutenir les jeunes entreprises françaises qui ont tous les atouts dans leur manche, si ce n’est une ancienneté suffisante aux yeux des vieilles maisons conservatrices.
Sans tomber dans l’interventionnisme excessif, la France a donc son rôle à jouer en soutenant toutes les entreprises, grandes ou petites, qui participent à l’essor des innovations de rupture, afin de pouvoir peser dans l’écosystème mondial. Le patriotisme économique a un sens et les Etats-Unis, la Chine ou la Corée du Sud ne se privent pas de l’appliquer. Alors, que nos têtes pensantes ne se contentent pas de brandir leur étendard à Las Vegas, mais enclenchent un véritable cercle vertueux de la confiance en l’innovation française et en ses hommes et ses femmes qui la portent.